Le temps d’une cigarette
Après son verre d’eau quotidien, elle descend quatre à quatre les quatres étages de son immeuble du centre-ville. Pui commence sa boucle en partant du côté du cimetière. Quand elle peut, elle la fait toujours dans ce sens. Partir de la maison, longer la route bruyante, traverser la voie ferrée inutilisée, surplomber les rails trop utilisées, arriver vers le haut du cimetière, le traverser en contrôlant qu’il n’y a pas de nouveau arrivant, longer le chemin des bancs faisant face au lac, redescendre la pente et s’enfoncer dans la forêt pour revenir au Nord vers la voie ferrée. Elle aime s’accorder un petit moment de repos avant de partir faire sa tranche horaires.
Rapidement le soleil lui chauffe les cuisses. En arrivant au chemin qui surplombe le lac, elle se réjouit de se reposer un instant sur le banc. Son préféré. Il a la vue dégagée, le bois abîmé et pas de branche devant qui cache le spectacle. Il est parfait pour ces moments-là, se retrouver devant le lac. Inspirer, expirer, relâcher. Elle se réjouit.
En marchant les derniers mètres, elle pense aux tâches de sa journée. A la réunion qu’elle va devoir mener avec une poigne et détermination. Ils leur faut trouver une organisation mais ses collègues lui déléguent volontiers ce souci cette fois. Elle pense aussi à ce jeune pour qui elle aimerait bien trouver une solution miracle. Une serrure parfaite qu’il aggriperait comme une main tendue. Mais ce n’est pas si simple. Elle le sait bien. Tout le monde a son schéma et ses clés pour réussir. Encore faut-il ne pas les perdre.
Une grosse voiture, genre une 4x4 genevoise, surmontée, la dépasse. Les vitres tremblent de la musique à l’intérieure. Ca fait boum boum et ce n’est pas son cœur qui le fait.
La voiture s’arrête, la portière s’ouvre à trois mètres du banc.
Elle ne remarque pas pense aussi à ce qu’elle aurait pu mieux faire. Elle arrive au banc. Mais l’homme de la voiture sort et ils se rentrent à peine dedans. Elle contourne le bord du banc et s’assied de son côté en étendant ses jambes. L’homme, gardant la portière ouverte, la musique allumée forte, lui demande si il peut s’asseoir. A près tout, ce banc est à tout le monde. Elle n’a rien contre mais aimerait tellement lui dire non. Non vous ne pouvez pas vous asseoir.
« oui oui » expulsé du bout des lèvres… Politesse oblige.
La musique dissonante. La portière ouverte. Le moteur allumé.
Face à un lac huile. Un léger vent qui vient réveiller les brindilles d’herbes devant.
Un monde entre ce qu’elle aimerait vivre et ce qu’elle vit.
« Ca vous dérange si… je fume ? »
Après tout, elle ne peut pas lui interdire cette cigarette. On ne refuse pas ce plaisir quand c’est demandé. D’ailleurs les fumeurs ne demandent pas l’autorisation, ils informent seulement de leur intention.
« non non » discrètement. Les yeux rivés au rivage français.
C’est beau ce lac. Cette vue. Profite, se dit-elle. Aujourd’hui risque d’être une journée compliquée. Elle imagine le silence qu’elle pourrait avoir si il n’y avait pas de drum’n’bass dans les oreilles. Et pourquoi laisse-t-il allumé son moteur ?
« C’est beau ce lac » dit-il en croisant ses jambes.
Silence. « On a de la chance ». Silence, pourvu que ça dure. « On se rend pas compte des fois… » Silence. Elle souhaite encore du silence mais elle sent qu’il ne va pas s’arrêter là. Bon après tout, ce n’est que quelques mots de courtoisie qu’on échange. « On va au travail tous les jours devant un paysage… et on prend pas le temps de s’arrêter. Ici, c’est le meilleur banc avec la vue dégagée. C’est beau. Hein ? »
Pourquoi veut-il engager la conversation ? Après tout, il a bien le droit de parler. De lui parler. C’est elle qui a accepté qu’il vienne s’asseoir sur le banc. Elle se dit qu’elle n’est pas vraiment ouverte à penser à mal tout de suite. Alors elle laisse aller, ne répond rien, serre sa jacquette près de son corps.
« Vous venez courir ici ? Souvent ? »
Son regard glisse le long de ses côtes, s’accroche à sa hanche droite et descend le long de ses jambes nues. Il revient sur son visage en accentuant l’intonation de son « souvent ? ». Elle ne veut pas répondre. Mais ses yeux inquisiteurs l’accusent déjà…
« Non non, je marchais… » Silence.
« Ah ben moi, je viens ici depuis 18 ans. Et je m’arrête ici aussi pour profiter. Vous savez la vie n’est pas toujours facile… Mais cette région est tellement magnigique qu’on s’y sent mieux. J’adore être par ici… Vous habitez la région ? »
Mh. Souffle. « oui oui, pas loin. »
Silence. Enfin, il n’y en a jamais assez de ce silence. Avec cette musique contraire. Que personne n’écoute d’ailleurs mais qui… peut-être la sauve de mots supplémentaires qu’elle serait obligée de sortir de sa mâchoire qui commence à se tendre.
« …. » Son monologue continue. Elle ne l’entend pas trop. Il étend ses bras le long du dossier du banc et tire longuement sur sa cigarette. Il fume langoureusement et regarde sa nuque à présent. Elle, droite sur le banc. Elle sent son regard et des voluptes de fumée viennent gâchées son paysage matinal. Elle était là pour elle, pour se faire du bien. Et se retrouve dans une situation d’inconfort physique, son corps comprend ce qu’elle ne veut pas encore réaliser.
Si il lui demande si elle fait du sport, si c’est sa toute première question, c’est qu’il a remarqué ses jambes galbées. Ses cuisses musclées. Sa peau ferme hâlée par cette fin d’été.
Mais a-t-il vu qu’elle ne desserre pas les dents ? Que tout son corps est au aguets ? Qu’elle ne regarde pas dans sa direction ? Jamais. Qu’elle ne parle que par sons étouffés ?
D’un bond agile, il se lève et va éteindre la musique. Il ne s’entend plus penser non plus. Et peut-être que cette fille a quelque chose à raconter, n’est-ce pas qu’on est bien là à profiter de ce spectacle de la nature ?
Elle ne veut pas conséder un millimètre de sa propre attitude. Ne pas changer son envie pour les besoins de quelqu’un d’autre à qui elle n’a rien demandé. Ne pas céder et partir car ça serait accepter le fait qu’elle ne peut pas être à l’endroit qu’elle désire sans se faire importuner. Ou qu’elle admettrait ainsi que oui elle ne sent pas à l’aise. Alors elle reste et tente d’imprimer cette lumière dans sa rétine. Tente de retenir tout le soleil dans son corps pour se sentir forte. Parce qu’elle est forte. Et indépendante. Et qu’elle n’a pas peur.
Adroitement, il mène son discours.
« Je m’appelle Jonathan… Jo, pour les intimes. Les gens que je connais ou qu’ils veulent me connaître. Tu peux m’appeler Jo. Et toi ? »
A-t-il cligné de l’œil ?
De la béate exclamation, à la phase, au voivement, nous en sommes au tutoiement. Si les barrières de la politesse semblaient les éloigner, eux deux sur un banc de 2mètres 50, maintenant le « tu » centre la conversation sur elle.
Oui toi. Tu t’appelles comment. Elle n’a pas le temps de réfléchir et de s’inventer un nom. Elle aimerait s’inventer une autre vie pour ne pas être proche de cette personne qu’elle ne voudrait pas être là. Elle n’a pas le temps car mille contradictions se bousculent dans sa tête. Après tout, il n’a rien fait. N’a rien dépassé comme règles. N’a pas fait de mal. Il est sur la limite de tout ce que le conventiel accepte. Mais elle ne sent pas bien. Elle n’a pas le temps de choisir son camp ni son prénom quand sa main s’approche d’elle. Elle répond par son prénom qu’elle lui jette à la figure en même temps qu’elle aimerait lui jeter sa main dans la gueule… mais sa main finit dans celle de l’homme. Par politesse.
Il n’a rien fait. C’est juste un homme qui parle à une femme. Deux inconnus sur un banc.
Sa cigarette se consume lentement et d’un œil, elle observe les cendres tomber sur son pantalon. Peut-être va-t-il partir quand il l’aura finie ? Après tout, peut-être qu’il vient tous les jours ici fumer une cigarette et cherche un compagnon de conversation pour une fois. Car c’est vrai, il n’a rien fait.
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